Auguste Clergé (1891-1963)
Colette Chasseigneaux (1925-2017)
Les Amants du Parnasse
C’est l’histoire d’un atelier. D’une adresse située au n°8 rue de la Grande Chaumière, à deux pas de l’illustre académie de modèles vivants. Au seuil de la porte d’entrée de l’immeuble, sur la façade, une plaque en marbre sur laquelle on peut lire « Atelier Gauguin & Modigliani ». Un bâtiment regroupant plusieurs ateliers. En 1893 le peintre Alphonse Mucha invite Gauguin à partager son atelier. Plus tard, de 1917 à 1920, le couple Jeanne Hébuterne et Modigliani auront leur atelier-logement dans l’immeuble. C’est ici que Modigliani va passer les derniers jours de sa vie.
En franchissant la porte on entre dans un petit couloir, un peu plus loin on découvre une cour. Un lieu clos, envoûtant, magnétique. Dans cette cour, en levant les yeux, on aperçoit des verrières comme autant de possibles d’ateliers. Plus bas un petit carré de verdure où trône un socle massif de pierre taillée et d’autres imposants blocs de pierre éparpillés dans l’herbe tels les vestiges abandonnés d’une cité oubliée. Un grand arbre habille majestueusement de vert cette construction d’âme. A l’ombre de l’arbre, une table de jardin en fer forgé, deux ou trois chaises. Au fond de la cour, la cage d’escalier, il fait sombre, l’ambiance est crépusculaire, diffuse, un quelque chose d’enfoui. On entre dans un secret.
On monte les marches de cet escalier, des marches d’un bois vieux, craquant, épuisé, la main longeant la rampe qui lente serpente dans cet obscur à peine éclairé par le vasistas du dernier étage. Les murs décrépis ou crépis de lambeaux ajoutent un sentiment presque peu rassurant. Une atmosphère qui rappelle « Le philosophe » de Rembrandt, vieil homme assis près de sa fenêtre méditant au pied d’un escalier à vis qui monte. Invitation silencieuse proposée à l’esprit à s’engager dans une montée des marches. Arrivé au deuxième étage, au fond du couloir, une porte. Se saisir de la poignée, la tourner en écoutant clencher le mécanisme de la serrure puis pousser, dans un grincement, cette porte de vétusté. Soudain, une lumière provenant de l’intérieur oblige l’œil à passer de l’ombre à la clarté. Et là, se dévoile un atelier.
Une vision d’un délabrement merveilleux. On remarque en premier lieu la verrière imposante qui domine la pièce de toute sa hauteur et l’inonde de jour. Du dehors monte le grand arbre de la cour. Un air poussiéreux enveloppe ce décor d’une épaisseur sentimentale. On est accueilli d’entrée de jeu par un vieux poêle à charbon, un « Godin » assis là tel un impassible chien de placide garde. Au sol, le parquet gondolé, éventré, fourbu, a les lignes de bois d’un poème. Affaissé par le poids du temps, il semble s’effondrer et s’enfoncer dans l’appartement du dessous. Du sol au plafond… Le toit à présent ; c’est une tôle ondulée, parsemée de trous et de fissures, d’où l’on imagine les jours de pluie le bruit rassurant du ploc-ploc des gouttes d’eau qui tombent et entrent comme fentes de ciel trouvant refuge dans l’atelier à travers le plastique usé. Parlons du grand mur ; c’est une toile de peinture vierge qui servait d’isolant de fortune et camouflait les cicatrices du béton. Une tapisserie brûlée par les âges affaissés. Au fond de la pièce unique, une mezzanine qu’on atteint par un vénérable escalier en bois. Le mobilier est succinct, un buffet où se regardent les objets d’une vie, les souvenirs témoignant de voyages, une conque, un vase polynésien, un coq Portugais. Une immobilité de vivants sentiments. Deux lits rudimentaires, un en haut de la mezzanine, l’autre en bas. Dernière particularité, un détail peut-être à ne pas oublier… des tableaux… une foule de tableaux…
Par paquet… Par paquet partout, empilés les uns sur les autres, superposés de façon anarchique
dans les étagères, entassés dans les racks et grilles aléatoirement prévus à cet effet. Un à-ras-bord rangé comme peut dans tous les coins, tous les meubles, tous les restes d’espaces libres. Des tableaux partout. Sur les murs, bien-sûr, accrochés selon un ordre mystérieux. Des tableaux posés par terre, le tout baignant dans une aura épaisse de poussière accumulée.
C’est l’histoire d’un atelier au n°8, rue de la Grande Chaumière.
Et on est à Montparnasse. En ouvrant cette porte sur des décennies passées, tout est là, tel, comme si rien n’avait bougé. Au dehors, le monde a changé à une allure folle, en un demi-siècle plus qu’en mille ans, et les artistes ont quitté le carrefour Vavin emportant avec eux les éclats de la lumière de l’esprit. Montparnasse est retombé dans l’ordinaire, aujourd’hui d’un quartier de bureaux. Les terrasses de cafés sont vides ou banales. Hier s’est évaporé dans quelque éther. Mais là, au 8 rue de la Grande Chaumière, tout est encore là, préservé dans la poussière de l’intemporel. Les heures semblent s’être renversées. Ce dehors des aujourd’huis modernes vieillit si vite quand cet intérieur croulant, restitue pour toujours les embrasements d’une jeunesse hors limite. Hier était si jeune.
Copyright : Pierre Jahan, dans l'atelier de Clergé
Sur les tableaux, on distingue deux signatures, celle d’Auguste Clergé et celle de Colette Chasseigneaux. Tout autour se laisse découvrir d’autres noms, ceux des amis, le groupe constitutif du cœur chaud de ce Montparnasse de l’entre-deux-guerres, Krémègne, Volovick, Naiditch, Le Scouëzec, Schreter, Eberl… Ce lieu était l’atelier du couple de peintres Auguste Clergé et Colette Chasseigneaux. Ils y ont vécu avec Solange Chasseigneaux la soeur de Colette. Un peintre et les deux frangines inséparables.
Solange et Colette Chasseigneaux
Au tout début Clergé était marié à Alice Reichen, comédienne de la troupe des Pitoëff, ils se sont installés dans cet atelier tous les deux durant la Seconde Guerre. Colette est alors arrivée vers 1948, elle était modèle et posait pour les peintres. Clergé tomba sous le charme de sa beauté, elle avait 34 ans de moins que lui. L’atelier était partagé entre les répétitions de théâtre d’Alice, et Colette qui posait pour Clergé. Ils vivront deux-trois ans ainsi tous les trois. Mais peu à peu les jalousies s’insinuent tandis que ce qui devait arriver, advint, Clergé et Colette tombent amoureux l’un de l’autre, plongeant Alice dans un chagrin dévastateur. Elle quitta l’atelier laissant Clergé et Colette dans ce décor théâtral. Solange, la sœur de Colette, arriva peu après. Les deux frangines posaient pour les plus importants peintres de l’époque et s’improvisèrent pour ceux-ci courtières en art afin d’améliorer le quotidien d’une vie d’artiste. La grande beauté des deux sœurs était bien connue des peintres et des sculpteurs. Et plus qu’une modèle, Colette était peintre. Initiée en grande partie par Clergé, ils vont bientôt peindre ensemble. Colette, muse, modèle et peintre. L’atelier devient l’écrin de leur passion, une histoire d’amour, d’art, d’atelier. De Jeanne à Modi, de Colette à Clergé. Une adresse, un abri en marge des bruits des boulevards et du carrefour où le temps défile et fuit sans cesse. Un atelier comme un lieu ceint où l’on préserve l’esprit de la brutalité des dehors. Là, en secret, peuvent s’épanouir les âmes aimantes.
Copyright : André Kertész
Une tanière suspendue au Mont Peinture, les Muses y dansent encore fêtant les amants du Parnasse. De l’amour à la toile, de la toile aux chatoiements de l’éternité. Peut-on espérer plus beau motif pour un peintre que l’amour lui-même. Quel regard porte Clergé sur Colette lorsqu’il la peint ? Un regard amoureux, un regard de peintre ? Et quel regard porte Colette sur Clergé lorsqu’elle pose nue face à lui ? Un regard de modèle, de peintre, un regard d’éprise ? Dis-nous, Atelier, qu’as-tu vu de leur complicité ?
Une matière faite de sentiments. Dans les œuvres des deux peintres s’observent les traces d’un lien indissociable. Serait-ce un tableau à deux mains ? Les mêmes couleurs, le même chevalet, une palette pour deux. Chasseigneaux signe Clergé et Clergé signe Chasseigneaux ? Tout se fond et s’enchaine dans les couleurs lorsque la touche et le trait se ressemblent, se rassemblent, se retrouvent. C’est à elle, c’est à lui. C’est lui, c’est elle. Ensemble dans l’atelier, ensemble dans le tableau. Les mêmes sujets, paysages, modèles ou amis de passage. Bien sûr le maître c’est Clergé, mais les aquarelles de Colette, quand même ! … Ses fondus, ces tons sans dessins, ses intuitions chromatiques, ces rivages de Tahiti, ses lunes qui éclairent les plaines, ces couchers de soleil sans couleur, au lavis d’encre qui illumine les campagnes. Mais Clergé ! … Ces cirques, ces zones, ces bistrots, l’humanité peinte, une peinture aux accents, au caractère, aux saveurs populaires. Les paysages de Paris, de Provence, de Bretagne et de tout ces ailleurs traversés. Dans l’atelier c’est l’amour qui tient la pose.
Copyright : Pierre Jahan. Colette Chasseigneaux dans l'atelier du 8.
Le peintre Clergé partage la fin de sa vie entre cet atelier et celui de La zone Porte des Lilas, il décède à l’hôpital Laënnec en 1963, laissant l’atelier à Colette et Solange. Et la vie continua…
Colette est décédée en mars 2017 Solange un peu avant en 2009.
Auguste Clergé (1891-1963)
Quelle émotion ce fut d’ouvrir cette porte et de découvrir plus d’un demi-siècle plus tard que rien n’avait changé. Pendant longtemps Colette se lavait à l’eau froide comme s’il fallait que ce lieu soit celui d’un monde qui ne change pas. Cette poussière… quand les êtres disparaissent, l’amour disparait-il avec eux ? Cette étrange sensation en entrant dans l’atelier que l’amour n’avait pas quitté les lieux, qu’il était encore là, attaché à cette espace, accroché aux objets, si présent dans les tableaux. Aujourd’hui l’atelier a été vendu, et cette histoire constitue un chapitre tout entier du grand livre du Montparnasse de légende. Aussi la Galerie Les Montparnos est incroyablement heureuse de vous raconter le récit de cet atelier, l’histoire de Clergé et de Colette, de Solange et de leurs amis. Parce que notre Montparnasse si aimé réclame plus que jamais des pages à sa propre mémoire. Parce que ce Montparnasse c’était Paris capitale des arts. Parce que ses rues avaient pour nom ses artistes qui ont fait l’histoire. Ainsi, autour d’une sélection étonnée d’œuvres et de documents d’époque, cette exposition restituera t’elle cette atmosphère où tournoient encore les muses des Amants du Parnasse.
Mathyeu Le Bal